Taptaptaptaptap. Vague qui claque régulièrement sur le sol. Flot dense des marcheurs du quotidien. Le métro, six pieds sous terre. Et ici, les pieds semblent ne jamais s’arrêter. La déferlante engloutit l’escalier, menace pour qui laisse traîner le moindre orteil. Gilbert se tasse contre un mur. Assis sur une marche, épaules avachies et mains posées sur les jambes, son regard ne décolle pas du sol. Il regarde passer les jambes. Ici, ce sont les chaussures en transit qui font voyager.
6h30, elles sont déjà nombreuses. Le roulis des trains alterne avec l’alarme puis le choc des portes qui se referment brutalement. Au milieu d’une vague se détachent des talons élégants suivis de près par quatre belles pattes au poil roux. Quelques pièces glissent dans la main de Gilbert. « C’est une habituée, je connais tous ces enfants ». A 70 ans, « bientôt 71 », Gilbert s’assoit sur ces marches tous les jours, « sauf le dimanche », depuis 12 ans.
« Chaque jour, j’attends de gagner 30 euros pour faire quelques courses, de quoi manger. Après, je rentre chez moi. Je vis dans une chambre d’hôtel, payée par les allocations. »
Claclaclaclac. Les talonnettes Armani, les bottines en cuir noir et les escarpins Louboutin claquent puis s’évanouissent. Hommes et femmes d’affaires pressés…
« Quand je rentre, je regarde la télé. J’ai acheté un DVD à 2 euros. J’aime bien Jean Gabin, Bourvil. Je n’aime pas trop les films d’action. » Et pourtant de son sac Monoprix bleu, caché sous ses jambes, sort La mémoire dans la peau.
Bientôt 8h, l’heure où le silence n’existe plus. Nouveau cri strident d’une rame, les premières chaussures sautent sur le quai et courent dans les couloirs. Chaque paire tente de doubler sa voisine. Accélération, décrochage vers la droite, diagonale, retour brutal sur la gauche, queue de poisson, les chaussures se mordent les unes les autres sans pitié. Clac… Clac… Clac… Des talons rouges flambants neufs montent précautionneusement les marches. Des collants noirs entourent de longues jambes minces. Petit trouble chez Gilbert. Ses épaules se redressent, il lève la tête et des yeux écarquillés. Jolie jupe courte… Puis son visage affiche une moue de déception. Au dessus d’une doudoune gris métallisé, un visage d’une soixantaine d’année affiche un air de suffisance.
« J’suis un dragueur, moi. C’est comme ça. J’ai toujours plu aux femmes. D’ailleurs j’fais pas mon âge hein ? » Grand sourire partiellement troué. Des cheveux filoches mi-gris qui dépassent de la casquette noire.
Des ballerines beiges en toile brillante dirigent un slim bleu droit sur Gilbert. Un sac de papier coloré se retrouve à ses côtés. « C’est une tarte, faite maison aujourd’hui ! » lance les ballerines à la volée.
« J’aime cuisiner mais dans ma chambre d’hôtel on peut pas, il y a des détecteurs de fumée. »
Régulièrement, Gilbert porte sa main à sa cuisse droite et remue un peu, la bouche crispée.
« J’ai été opéré de la jambe pour mes 60 ans. Un mec était assis à ma place là, je lui ai dit de se barrer. Il s’est levé, allait partir, puis il s’est retourné et m’a poussé dans le dos. Je suis tombé dans les escaliers. »
10h, les bousculades s’espacent. Fritch, fritch… Fritch, fritch. Indifférentes à l’agitation environnante, d’énormes chaussettes entourées de bouts de ficelle bleue empruntent une route différente. Elles s’approchent d’une poubelle, donnent un coup dans le sac puis repartent, en traînant.
« Je travaillais moi avant, j’étais imprimeur pour de la pub. Mais quand ils ont installé des machines, ya plus eu besoin de nous. On était trois, il en fallait un de moins, c’est moi qui suis parti. »
Quatre roues de bolide s’élèvent au dessus du sol. La Maclaren bringuebale au gré de cavalières marrons qui titubent à chaque marche. Pendant ce temps, de minuscules baskets blanches à scratchs roses sautillent gaiement à chaque marche.
« La famille, on n’en parle pas. »
…
« Ma sœur, elle m’a renié. Elle veut récupérer l’héritage de mon père. Elle peut attendre. Je mettrais jamais les pieds chez le notaire.»
Au croisement du Relay et du Bonne Journée, les jambes s’organisent spontanément en colonnes qui tournent et s’entrecoupent presque sans accrocs. En plein carrefour, deux paires s’arrêtent. Elles se font face en silence. Une Converse noire et verte fait un petit pas en avant jusqu’à toucher doucement les bateaux marrons. La Converse s’avance d’un millimètre de plus, se coincent entre les deux, pour se rassurer. Son pied gauche ramène sa pointe, lentement, et laisse son talon en l’air. Le genou langoureux frôle l’autre, en jean. Le temps n’existe pas. Les semelles se rapprochent encore, s’immobilisent quelques instants puis brusquement s’écartent. Les chaussures se retournent et s’en vont dans des directions opposées.
« Je suis même devenu dactylo pour remplacer Céline. Elle avait des problèmes pour bosser. Céline, c’était ma femme. Et puis… »
Schlak, les portes s’ouvrent, un flot se dégorge sur le quai. Dans la marée noire, un pied noir arbore fièrement des mules rouges. La semelle abimée laisse dépasser le talon de plusieurs centimètres. A chaque pas, la peau se plisse de centaines de stries puis disparaît sous un ample tissu d’un bleu et violet lumineux, parsemé de fils d’or. Toute la dignité africaine semble résider dans ce pied qui avance lentement. Rollrollroll. A peine plus rapide, deux valises suivent des Birkenstock. Les sandales de liège découvrent des ongles au vernis violet sous un ample sarouel. Retour de vacances. Bronzage et piqûres de moustiques laissent rêver à des randonnées ensoleillées et humides.
« J’aimerais bien aller en Chine. Mais c’est trop tard maintenant. »
A midi, Gilbert rentre. Les pièces accumulées dans son pot de mentos disparaissent sous la veste rembourrée. Il pose sa main droite au sol, la gauche sur le mur et se soulève avec difficulté. Tandis qu’il pose le pied sur la dernière marche, ses chaussures apparaissent. De vieilles Campers beiges, des lacets noirs. Elles font trois pas et la foule les engloutit. Une vie, parmi d’autres.